— Mais comment fais-tu ? l’avait interrogé Daniel tout en le regardant prendre des notes et rédiger des instructions pour de nouvelles acquisitions.

— Lorsqu’on est capable de lire dans les pensées, on peut obtenir tout ce qu’on veut, avait répondu patiemment Armand.

Ah, cette voix douce et posée, ce visage ouvert d’adolescent, cette mèche indisciplinée qui lui tombait sans cesse sur l’œil, ces gestes calmes, naturels.

— Donne-moi ce que je veux, avait supplié Daniel.

— Je te couvre de cadeaux.

— Oui, mais tu ne me donnes pas ce que je t’ai demandé, ce que je désire véritablement.

— Reste en vie, Daniel. (Sa voix s’était faite aussi légère qu’un baiser :) Crois-moi, mieux vaut être vivant que mort.

— Je ne veux pas vivre, Armand, je veux l’éternité, et alors je te dirai si la vie vaut mieux que la mort.

Le fait est que cette nouvelle existence le rendait fou, il ressentait sa condition de mortel plus douloureusement que jamais. Quand il naviguait sur les eaux chaudes du Gulf Stream, un ciel semé d’étoiles au-dessus de sa tête, il aspirait à ce que cet instant dure toujours. Le cœur déchiré de haine et d’amour, il fixait Armand qui barrait sans effort. Aurait-il la cruauté de le laisser mourir ?

La chasse aux richesses continuait.

Armand collectionnait les Picasso, les Degas, les Van Gogh – une infime fraction des tableaux volés qu’il récupérait et remettait sans explication à Daniel pour les revendre ou toucher la récompense. Bien sûr, les dépositaires précédents n’oseraient pas se présenter, en admettant qu’ils aient survécu à la visite discrète d’Armand dans les musées secrets où ces trésors avaient reposé. Parfois la provenance de l’œuvre n’était même pas connue. Dans les ventes, ces toiles atteignaient des millions. Mais cette source de revenus ne suffisait pas à Armand.

Il couvrait Daniel de perles, de rubis, d’émeraudes, de diamants. « Ne t’inquiète pas, personne ne viendra les réclamer. » Et aux féroces trafiquants de drogue qui croisaient au large de Miami, il volait tout et n’importe quoi, des armes, des valises bourrées d’argent, jusqu’à leurs bateaux.

Daniel contemplait les liasses de billets verts qu’empilaient les secrétaires pour les déposer sur des comptes numérotés dans des banques européennes.

Souvent Daniel observait Armand alors qu’il partait seul écumer les mers : un jeune homme en chemise de soie et pantalon noirs, pilotant un hors-bord, sa longue crinière fouettée par le vent. Un adversaire impitoyable. Quelque part, loin du rivage, il repérerait les contrebandiers et, pirate solitaire, il fondrait sur eux. Les jetait-il par-dessus bord ? Avant de s’enfoncer dans l’océan, ces malheureux levaient-ils un dernier regard vers leur meurtrier ? Ce gamin ! Eux qui se croyaient le mal incarné...

— Je peux t’accompagner ? Tu veux bien que je regarde ?

— Non, répondait Armand.

Ses ambitions financières enfin satisfaites, Armand se décida à passer sérieusement à l’action.

Il ordonna à Daniel d’entreprendre sans délai quelques emplettes : une flottille de yachts de plaisance, une chaîne de restaurants et d’hôtels. Quatre avions étaient maintenant à leur disposition, et Armand jonglait désormais avec huit téléphones.

Puis vint l’apothéose ; l’île de Nuit. L’œuvre d’Armand, avec ses cinq étages de baies vitrées abritant théâtres, restaurants et magasins. Il avait dessiné les plans pour les architectes sélectionnés par ses soins, dressé les listes interminables de tous les matériaux qu’il désirait, des sculptures pour les pièces d’eau, et même des fleurs et des arbres en pot.

Elle était là enfin, cette île de Nuit, assiégée du crépuscule à l’aube par les flots de touristes qui débarquaient de Miami. La musique emplissait les salons des hôtels, les pistes de danse. Les ascenseurs translucides ne cessaient de monter vers les terrasses. Les bassins, les ruisseaux, les cascades miroitaient entre les parterres fleuris de corolles délicates.

On pouvait acheter n’importe quoi dans l’île de Nuit – des diamants, un Coca-Cola, des livres, un piano, des perroquets, des vêtements haute couture, des poupées de porcelaine. On pouvait y déguster les cuisines les plus raffinées du monde entier. Cinq films passaient chaque nuit dans les salles de cinéma. On y trouvait des tweeds anglais, des cuirs d’Espagne, des soieries indiennes, des tapis chinois, de l’argenterie fine, des cornets de glace, de la barbe à papa, de la porcelaine fine, des chaussures italiennes.

Ou encore on pouvait se réfugier dans un luxe secret, en marge de cette agitation, libre de s’y mêler ou de s’en abstraire.

— Tout ceci est à toi, avait dit Armand en parcourant lentement les vastes pièces de leur villa des Mystères haute de trois étages – sans compter les caves interdites à Daniel – et ouverte sur les lumières de Miami et sur les hauts nuages qui couraient dans le ciel.

Ce mélange subtil d’ancien et de moderne était somptueux. Les portes en verre fumé des ascenseurs coulissaient sur de grandes salles tendues de tapisseries médiévales et ornées de chandeliers d’époque ; un téléviseur géant trônait dans chacune des pièces. Des tableaux de la Renaissance et des tapis persans décoraient les appartements de Daniel. Les artistes les plus célèbres de l’école vénitienne veillaient sur Armand dans son cabinet de travail moquetté de blanc et truffé d’ordinateurs, d’interphones et d’écrans de contrôle. Livres, revues et journaux leur parvenaient du monde entier.

— Voici ta maison, Daniel.

Et cette maison avait en effet conquis Daniel, mais il aimait davantage encore la liberté, le pouvoir, le luxe qui l’accompagnaient partout où il allait.

Armand et lui avaient erré la nuit dans les ruines mayas au cœur des forêts de l’Amérique Centrale. Ils avaient escaladé les flancs de l’Anapurna pour entrevoir son lointain sommet éclairé par la lune. Ils avaient flâné dans les rues grouillantes de Tokyo, Bangkok, Damas, Lima, Rio et Katmandou. Dans la journée, il s’abandonnait au confort des meilleurs hôtels ; la nuit, il se promenait sans crainte aux côtés d’Armand.

De temps à autre, cependant, le vernis de cette existence civilisée se fissurait. Parfois, Armand devinait au loin la présence d’autres immortels. Il rassurait Daniel, lui disant qu’il était sous sa protection, mais qu’il n’en était pas moins inquiet, que celui-ci ne devait pas le quitter d’une semelle.

— Rends-moi semblable à toi, et tu n’auras plus à te faire de souci.

— Tu dis n’importe quoi, avait répliqué une fois Armand. Tu n’es qu’un mortel parmi des milliards d’autres. Si je cédais à ton caprice, tu serais aussi visible qu’une bougie dans le noir.

Daniel s’était entêté.

— Ils te repéreraient à coup sûr, avait poursuivi Armand.

Il était soudain furieux, non pas à cause de Daniel, mais parce qu’il détestait aborder ce sujet.

— As-tu donc oublié que les anciens détruisent systématiquement les jeunes ? Ton cher Louis ne te l’a-t-il pas expliqué ? C’est ce à quoi je m’emploie partout où nous nous installons : éliminer ces parasites. Mais je ne suis pas invincible. (Il s’était interrompu un instant comme s’il s’interrogeait sur l’opportunité de cette mise au point.) Je suis comme un animal à l’affût, entouré d’adversaires plus vieux et plus forts qui n’hésiteraient pas à me détruire, s’ils y avaient un intérêt quelconque.

— Plus vieux ? mais je croyais que tu étais le plus vieux de tous ? s’était exclamé Daniel.

Ils n’avaient plus parlé depuis des années de Entretien avec un Vampire. A vrai dire, ils n’en avaient jamais discuté en détail.

— Bien sûr que non, avait répondu Armand qui semblait quelque peu mal à l’aise. Je suis seulement le plus vieux que ton ami Louis ait pu trouver. Il y en a plein d’autres. Je ne connais pas leurs noms et je n’ai jamais qu’entraperçu leurs visages. Mais parfois, je sens leur présence. Nous nous devinons les uns les autres. Nous échangeons le même signal, muet mais intense : « Ne t’approche pas de moi. »

Le lendemain, il avait offert à Daniel le médaillon, le talisman comme il l’appelait. Il l’avait d’abord effleuré de ses lèvres et frotté entre ses mains comme pour le réchauffer. Étrange rituel ! Le bijou était encore plus étrange avec cette lettre A gravée sur le boîtier et la minuscule fiole remplie de son sang à l’intérieur.

— Regarde, tu ouvres le fermoir s’ils s’approchent de toi. Et tu brises aussitôt le flacon. Ils sauront alors que tu es protégé. Ils n’oseront pas...

— Bref, tu te moques pas mal qu’ils me tuent, avoue-le, avait rétorqué Daniel, de plus en plus braqué. Donne-moi le pouvoir de me défendre moi-même.

Mais depuis cette nuit, le médaillon ne l’avait pas quitté. Il avait examiné sous la lampe le A et les entrelacs gravés sur toute la surface du bijou pour découvrir que c’étaient de minuscules personnages enchevêtrés, certains mutilés, d’autres convulsés de douleur, comme agonisants, d’autres morts. Un horrible objet, pour tout dire. Il avait glissé la chaîne à l’intérieur de sa chemise et senti le froid du médaillon contre son torse nu. Ainsi il ne le voyait plus.

Cependant, Daniel n’avait jamais eu conscience de la présence d’un autre immortel. Il se souvenait de Louis comme d’une hallucination, une vision qui lui serait apparue dans un accès de fièvre. Armand était son seul et unique oracle, son dieu démoniaque, aimant et impitoyable.

Son amertume ne cessait de croître. L’existence avec Armand l’irritait, l’exaspérait. Il y avait des années qu’il ne songeait plus à sa famille, à ses amis d’autrefois. Ses parents recevaient régulièrement des chèques, il y veillait, toutefois ils n’étaient plus désormais que des noms sur une liste.

— Toi, tu ne mourras jamais, mais tu me regardes mourir. Nuit après nuit, tu guettes ma mort.

Des disputes atroces, violentes. Armand vaincu, aveuglé par la rage, puis secoué de sanglots irrépressibles, comme si une émotion oubliée remontait à la surface, menaçant de le détruire.

— Je ne le ferai pas, je ne le peux pas. Demande-moi plutôt de te tuer, ce me serait plus facile. Tu ne te rends pas compte de ce que tu exiges de moi. Tu ne comprends donc pas que c’est un crime odieux ? N’importe lequel d’entre nous renoncerait à l’immortalité pour vivre le temps d’une vie humaine.

— Renoncer à l’immortalité pour une malheureuse vie humaine ? Je ne te crois pas. C’est la première fois que tu me mens de manière aussi éhontée.

— Comment oses-tu me parler ainsi ?

— Ne me frappe pas. Tu risquerais de me tuer. Tu es si fort.

— J’y renoncerais. Si je n’étais pas aussi lâche dès qu’il s’agit de considérer la réalité en face, si après un demi-siècle de cette vie monstrueuse, je n’étais pas toujours terrifié jusqu’à la moelle des os par la mort.

— Non, tu ne le ferais pas. La peur n’a rien à voir là-dedans. Imagine que tu sois obligé de revivre dans le siècle où tu es né. Toute cette expérience perdue ! Ce pouvoir et ce luxe de notre époque dont Gengis Khan lui-même n’aurait jamais rêvé ! Mais laissons de côté les miracles de la technique. Te résignerais-tu à ignorer le destin du monde ? Ah, ne me dis pas que tu t’y résignerais.

Jamais ces scènes n’aboutissaient à une quelconque décision. Elles se terminaient par le baiser rituel, l’échange brûlant de leur sang, les voiles du rêve qui se refermaient sur Daniel comme un gigantesque filet, la soif inextinguible. Je t’aime. Encore ! oui, encore ! Hélas, jamais assez.

Tout ça ne rimait à rien.

En quoi ce sang magique avait-il modifié son corps et son esprit ? Sans doute était-il capable de suivre avec plus d’attention la chute d’une feuille morte ! Armand ne lui donnerait jamais l’immortalité !

Il laisserait Daniel partir, sombrer dans le cauchemar du quotidien, il prendrait ce risque plutôt que d’accéder à sa prière. Daniel ne pouvait rien faire, il n’avait rien à offrir en échange.

L’errance commença donc, la fuite éperdue, et jamais Armand ne le suivait. Il attendait que Daniel supplie de revenir – ou qu’il n’ait plus la force d’appeler, qu’il soit à l’agonie. Alors, et alors seulement, Armand le ramenait dans leur havre de paix.

 

La pluie tombait à verse sur les larges trottoirs de l’avenue Michigan. La librairie était vide, ses lumières éteintes. Quelque part, une horloge venait de sonner neuf heures. Daniel s’adossa à la vitrine, observant le flot des voitures. Nulle part où aller. Et s’il buvait la goutte de sang dans le médaillon ? Pourquoi pas ?

Lestat, lui, était en Californie, à l’affût déjà, peut-être même en train de traquer une victime. Les mortels s’affairaient à préparer la salle pour le concert, non ? Ils réglaient les éclairages, la sonorisation, installaient les stands, sans se rendre compte des messages secrets qui s’échangeaient, des spectateurs sinistres qui s’apprêtaient à se mêler à la cohue insouciante et bientôt hystérique. Et si Daniel s’était dangereusement fourvoyé ? Si Armand se trouvait là-bas, lui aussi ?

Cette hypothèse lui parut d’abord impossible, puis évidente. Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ?

Armand était sûrement parti ! Si ce qu’avait écrit Lestat était le moins du monde vrai, Armand était parti reconnaître le terrain, voir ce qui se passait, rechercher peut-être ceux dont il avait perdu la trace au cours des siècles et qui maintenant répondaient eux aussi à l’appel du traître.

Qu’avait-il alors à faire d’un amoureux mortel, d’un pauvre humain qui lui avait servi de jouet pendant dix ans ? Oui. Armand avait quitté l’île sans lui. Il ne viendrait pas à la rescousse, ce coup-ci.

Planté sur cette avenue, Daniel était transi. Il se sentait misérablement seul et vulnérable. Il se moquait pas mal de ses prémonitions, de ce rêve des jumelles. C’étaient comme de grandes ailes noires qui l’auraient frôlé au passage. : Leur souffle froid l’effleurait à peine. Armand s’acheminait sans lui vers une destinée que Daniel ne comprendrait jamais vraiment.

Il était glacé d’horreur, de tristesse. Comme pris au piège. L’angoisse provoquée par le rêve se mêlait à une peur sourde et nauséeuse. Il était à bout de forces. Qu’allait-il faire ? Avec lassitude, il imagina l’île de Nuit désormais interdite. Il vit la ville derrière ses murs blancs, perchée au-dessus de la plage, hors d’atteinte. Il n’avait plus ni passé, ni avenir. La mort n’était que l’adhésion au présent immédiat, l’acceptation du néant.

Il fit quelques pas en avant. Ses mains étaient engourdies par le froid. La pluie avait transpercé son sweat-shirt. Il avait envie de s’allonger là, sur le trottoir, et de laisser les jumelles réapparaître. Les phrases de Lestat lui revenaient sans cesse. La Transfiguration Obscure, c’est ainsi qu’il dénommait le moment du retour à la vie. Le Jardin Sauvage, le monde qui pouvait renfermer ces monstres ô combien exquis.

Laisse-moi t’aimer dans le Jardin Sauvage, et la lumière qui a disparu de mon existence rayonnera dans tout l’éclat de sa splendeur. J’abandonnerai ma défroque mortelle pour entrer dans l’éternité. Je serai des vôtres.

La tête lui tournait. Il avait failli tomber. Quelqu’un lui parlait, lui demandait si ça allait. Non, bien sûr que non. Pourquoi irait-il bien ?

Mais une main se posa sur son épaule.

Daniel.

Il releva la tête.

Armand se tenait au bord du trottoir.

Il n’en croyait pas ses yeux, il aurait tant voulu que ce fût vrai, mais oui, Armand était bien là. Il le fixait en silence, ses traits pétrifiés dans une immobilité qui ne semblait pas appartenir à cette terre, son visage légèrement coloré sous le glacis de sa pâleur surnaturelle. Il avait l’air tellement normal, si toutefois la beauté pouvait l’être. Et cependant il tranchait bizarrement avec le monde matériel qui l’entourait, les vêtements qu’il portait. Derrière lui, la longue Rolls grise attendait, comme un génie domestique, son toit métallique couvert de gouttelettes de pluie.

— Dépêche-toi, Daniel. Tu m’as donné assez de fil à retordre cette fois-ci !

Pourquoi usait-il de ce ton impératif alors que la main qui le poussait avait tant de force ? Il était si rare de voir Armand véritablement furieux. Ah, comme Daniel aimait cette fureur ! Ses genoux cédèrent sous lui. Il fut soulevé de terre. Puis il sentit contre sa joue le velours de la banquette arrière de la voiture. Il se prit la tête dans les mains et ferma les yeux.

Armand le redressa doucement et le serra contre lui. La voiture avançait en tanguant délicieusement. C’était si bon de pouvoir enfin se reposer dans les bras d’Armand. Mais il avait tant de choses à lui raconter, à propos du rêve, du livre.

— Je suis au courant, tu sais, murmura Armand.

Quelle était cette lueur étrange dans son regard ? Son expression avait quelque chose de vulnérable, de crispé, comme si son calme l’avait abandonné. Il tendit à Daniel une timbale à demi remplie de cognac.

— Et pendant ce temps, tu me fuyais à Stockholm, Édimbourg et Paris. Pour qui me prends-tu à m’imaginer capable de suivre tant de pistes à une telle allure ? Et avec cette menace...

Ses lèvres, tout à coup, sur le visage de Daniel. Ah, voilà qui est mieux, j’aime être couvert de baisers. Et me blottir contre des corps sans vie, oui, serre-moi. Il enfouit son visage au creux de l’épaule d’Armand. Ton sang.

— Pas maintenant, mon aimé.

La main tendrement appuyée sur sa bouche, Armand l’écarta. La voix basse et distante vibrait soudain d’une émotion si singulière.

— Écoute bien ce que je te dis. A travers le globe, notre espèce est en train d’être exterminée.

Exterminée. La panique le saisit, et son corps se raidit malgré la fatigue. Il essaya de concentrer son attention sur Armand, mais les jumelles réapparurent, et aussi les soldats, le corps carbonisé de la mère qui roulait au milieu des cendres. Que signifiaient ces images, ce rêve obsédant ?

— Je n’en sais rien, dit Armand.

Et c’était du rêve qu’il parlait, car il le faisait, lui aussi. Il versa un peu de cognac entre les lèvres de Daniel.

Oh, cette merveilleuse chaleur. Il allait sombrer dans l’inconscience s’il ne luttait pas. Ils avaient quitté Chicago et roulaient sur l’autoroute, enfermés ensemble dans ce cocon tapissé de velours, avec le rideau de la pluie qui coulait sur les vitres. Comme ces gouttes argentées étaient jolies ! Armand s’était détourné, l’air absent, on aurait dit qu’il écoutait une musique au loin, les lèvres entrouvertes, comme figées sur les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer.

Je suis avec toi, en sûreté à tes côtés.

— Non, Daniel, pas en sûreté, répondit-il. Ni une nuit, ni peut-être une seule heure.

Daniel s’efforça de réfléchir, de formuler une question, mais il était trop faible, trop somnolent. La voiture était si confortable, son balancement si rassurant. Et les jumelles. Les magnifiques jumelles rousses s’insinuaient dans son cerveau. Une seconde, ses yeux se fermèrent, et il s’effondra contre l’épaule d’Armand, sentant la tiédeur de sa main au creux de ses reins.

Dans le lointain, il entendit la voix de son compagnon :

— Que vais-je faire de toi, mon aimé ? Surtout à présent que j’ai si peur moi-même.

L’obscurité de nouveau. Le rêve. Il tenta de se raccrocher au goût du cognac dans sa bouche, au contact de la main d’Armand dans son dos, mais il s’endormit. Déjà, il rêvait.

Les jumelles marchaient dans le désert ; le soleil qui brillait haut dans le ciel dardait ses rayons sur leurs bras, leurs visages. Leurs lèvres étaient enflées, craquelées par la soif, leurs robes maculées de sang.

— Ordonnez à la pluie de tomber, murmura Daniel, vous en avez le pouvoir, ordonnez-le-lui.

L’une des jumelles s’écroula sur le sable et sa sœur s’agenouilla aussitôt, la serrant dans ses bras. Chevelure de feu contre chevelure de feu.

Quelque part, très loin, il entendit de nouveau la voix d’Armand. Il disait qu’elles étaient avancées trop profond dans le désert. Les esprits eux-mêmes ne pourraient pas faire tomber la pluie dans ces sables arides.

Pourquoi donc ? Les esprits n’étaient-ils pas tout-puissants ?

Il sentit les lèvres d’Armand effleurer son front.

Les jumelles pénétraient maintenant dans un défilé entre deux collines. Mais elles souffraient toujours du soleil, car celui-ci était au zénith, et les rochers trop traîtres pour y grimper. Elles s’obstinaient à poursuivre leur marche. Personne ne pouvait donc leur venir en aide ? Elles trébuchaient et tombaient à chaque pas. La caillasse était comme chauffée à blanc. Finalement l’une d’entre elles s’effondra, le visage contre le sable, et l’autre s’étendit sur elle pour lui faire un abri de ses cheveux.

Oh, si seulement le soir pouvait venir, apportant la brise rafraîchissante.

Tout à coup, la jumelle qui protégeait sa sœur leva les yeux. Quelque chose bougeait sur la crête. Puis tout redevint immobile. Un rocher dévala l’un des versants de la colline et le bruit de sa chute se répercuta, léger et cristallin, à travers la gorge. Alors Daniel vit les silhouettes se profiler sur le ciel, des hommes du désert depuis des millénaires semblables, avec leur peau sombre et leurs lourdes tuniques blanches.

Les jumelles se hissèrent sur leurs genoux tandis que les hommes s’approchaient. Ils leur offrirent à boire et versèrent de l’eau sur elles. Soudain, les deux femmes se mirent à rire et à parler nerveusement, tant était grand leur soulagement, mais leurs sauveurs ne comprenaient pas ce qu’elles disaient. Alors l’une d’entre elles pointa le ventre de sa sœur, puis croisa les bras comme si elle berçait un enfant. Ah, oui. Les hommes relevèrent la femme enceinte. Et tous se dirigèrent vers l’oasis autour de laquelle se dressait leur campement.

A la lumière du feu allumé devant leur tente, les jumelles finirent par s’endormir, en sécurité parmi les Bédouins. Se pourrait-il que cette race nomade soit aussi ancienne, que son histoire remonte à des milliers et des milliers d’années ? A l’aube, l’une des jumelles, celle qui ne portait pas d’enfant, se leva. Sous le regard de sa sœur, elle s’avança vers l’oliveraie et tendit les bras vers le ciel comme si elle saluait le soleil levant. Des membres de la tribu, eux aussi réveillés, s’assemblèrent pour observer la scène. Le vent se leva, agitant délicatement les branches des oliviers. Et la pluie, la pluie douce et légère, commença à tomber.

Il ouvrit les yeux. Il était dans l’avion.

 

Il reconnut aussitôt la petite cabine aux murs tendus de vinyle blanc et l’éclairage blond et diffus. Tous les objets étaient faits de matière synthétique, durs et polis comme les os d’une créature préhistorique. Le cercle se refermait-il ? La technologie avait recréé la chambre de Jonas dans le ventre de la baleine.

Il était étendu sur la couchette. Quelqu’un lui avait lavé le visage et les mains. Il était rasé de près. Ah, quel bien-être ! Et le ronronnement des moteurs faisait comme un immense silence, le souffle de la baleine quand elle fend l’océan. Il repéra soudain des objets autour de lui. Une carafe. Du bourbon. Il eut envie de boire, mais il était trop fatigué pour bouger. Et quelque chose clochait. Oui, quelque chose... il porta la main à son cou. Le talisman avait disparu ! Quelle importance, du moment qu’il avait retrouvé Armand.

Armand était assis à une petite table, près du hublot, la paupière en plastique blanc tirée sur l’œil de la baleine. Il avait coupé ses cheveux et était maintenant vêtu de noir. De la tête à la pointe de ses chaussures vernies, il était aussi impeccable qu’un cadavre préparé pour la mise en bière. Un spectacle sinistre. Quelqu’un allait se mettre à lire le psaume XXIII. Par pitié, qu’il troque cet accoutrement contre ses habits blancs.

— Tu vas mourir, annonça doucement Armand.

— « Dans la vallée de l’ombre, je ne crains pas la mort car je suis avec toi », et caetera, murmura Daniel.

Il avait la gorge sèche, sa tête lui faisait mal. Peu importait qu’il précise ou non ce qui le préoccupait. Tout avait été dit depuis longtemps.

Tel un rayon laser, la parole silencieuse d’Armand pénétra son cerveau :

Tu veux que je mette les points sur les i ? Tu pèses à peine soixante kilos. L’alcool te ronge à l’intérieur. Tu es à moitié fou. Tout t’ennuie dans l’existence.

— Sauf nos petites conversations. C’est si facile de comprendre ce que tu dis.

Si tu ne devais plus jamais me revoir, ce serait encore pire. Continue ainsi, et dans cinq jours tu es mort.

Cette perspective lui était intolérable. Mais alors pourquoi avait-il passé son temps à fuir Armand ?

Pas de réponse.

Tout devenait limpide. Ce n’était pas seulement le ronronnement des moteurs, mais aussi le curieux mouvement de l’avion, comme si l’appareil suivait dans les airs un chemin accidenté, cahotant sur des bosses, franchissant des écueils, montant et descendant, telle la baleine filant son chemin de baleine, comme chantait Beowulf[5].

Une raie de côté partageait la chevelure d’Armand. A son poignet brillait une montre en or, l’une de ces inventions à la pointe de la technique qui le fascinaient tant. Imaginer ce cadran digital affichant ses chiffres à l’intérieur d’un cercueil tout au long de la journée ! Le veston noir était plutôt démodé avec ses revers étroits. Le gilet semblait de soie noire. Mais sa figure, Seigneur, il n’avait pas lésiné sur la nourriture. Pour ça, non.

Te souviens-tu de ce dont je t’ai parlé tout à l’heure ?

— Oui, fit Daniel.

Mais, à vrai dire, il avait du mal à se souvenir. Puis cela lui revint brusquement, et l’angoisse le tenailla :

— Une histoire d’extermination, je crois. Mais je meurs, moi aussi. On est tous dans la même galère. Eux, ils doivent être immortels pour que la mort les fauche. Moi, il suffit que je sois vivant. Tu vois que j’ai de la mémoire. Passe-moi ce bourbon, maintenant.

Je ne peux donc rien faire qui te redonnerait goût à la vie ?

— Tu ne vas pas remettre ça, non ? Je saute de l’avion si tu continues.

Alors, écoute-moi. Écoute-moi bien.

— De toute façon, je n’ai pas le choix. Je n’arrive pas à échapper à ta voix quand tu veux que je t’écoute. C’est comme un minuscule micro à l’intérieur de mon crâne. Mais tu pleures ? Tu pleures à cause de moi ?

Une seconde, Armand parut si jeune. Quelle mascarade !

— Va au diable, dit-il en sorte que Daniel l’entende prononcer ces mots.

Daniel fut parcouru d’un frisson. C’était horrible de contempler pareille souffrance. Il ne trouva rien à répondre.

— Nous sommes une aberration de la nature, tu sais ça, continua Armand. Pas besoin de lire le bouquin de Lestat pour le comprendre. N’importe lequel d’entre nous aurait pu te dire que ce fut une abomination, une fusion démoniaque...

— Alors c’est vrai ce qu’a écrit Lestat.

Un démon prenant possession des souverains égyptiens. Un esprit, en tout cas. Ils l’appelaient démon dans ce temps-là.

— Peu importe que ce soit vrai ou non. Le commencement n’a plus d’intérêt. Ce qui compte, c’est que la fin est peut-être toute proche.

La gorge serrée par l’angoisse, le rêve qui revenait, les hurlements stridents des jumelles.

— Écoute-moi, répéta patiemment Armand, l’arrachant à l’emprise des deux femmes. Lestat a réveillé quelque chose ou quelqu’un...

— Akasha... Enkil.

— Peut-être. Il se pourrait qu’ils soient plus nombreux. Personne n’est sûr de rien. Un cri confus se répète qui nous prévient d’un danger, mais aucun d’entre nous ne semble savoir d’où il vient. Nous savons seulement que nous sommes poursuivis et éliminés, que nos phalanstères, nos lieux de réunion flambent.

— Moi aussi, j’ai entendu ce cri, murmura Daniel. Quelquefois très fort, en plein milieu de la nuit, et à d’autres moments lointain comme un écho.

Il vit de nouveau les jumelles. Cet appel avait certainement un rapport avec le rêve.

— Mais d’où tiens-tu ces informations sur les phalanstères, les...

— Arrête de mettre en doute tout ce que je dis. Nous n’avons pas de temps à perdre. Je le sais, un point c’est tout. Les autres aussi. C’est comme un courant qui parcourerait les mailles d’un énorme filet.

— Oui, je vois.

Chaque fois que Daniel avait bu le sang d’Armand, il avait entrevu en un éclair cet immense réseau scintillant d’idées et d’images dont il ne saisissait qu’à moitié la signification. C’était donc vrai. Cette toile gigantesque s’était formée du temps de la Mère et du Père...

— Il y a quelques années encore, reprit Armand, tout ça m’aurait été égal.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne veux pas de cette fin, plus maintenant. Et pourtant je n’ai pas envie que cette horreur se prolonge, à moins que tu ne... (Tout à coup, son visage revêtit une expression de surprise :) Je refuse que tu meures.

Daniel ne réagit pas.

La quiétude de cet instant avait quelque chose d’angoissant. A présent, l’avion se laissait doucement porter par les courants. Armand, dont les paroles démentaient le calme de la voix, était assis là, si maître de lui, si patient.

— Je n’ai pas peur tant que tu es là, lança soudain Daniel.

— Ça prouve que tu es idiot. Mais il y a un autre fait bizarre.

— Lequel ?

— Que Lestat soit toujours de ce monde. Il poursuit son manège. Et ceux qui se sont regroupés autour de lui sont épargnés.

— Comment en es-tu si sûr ?

Un petit rire velouté.

— Te voilà qui recommence. C’est un trait bien humain de ton caractère. Soit tu me portes aux nues, soit tu me mets plus bas que terre. Tu es toujours à côté de la plaque.

— Je me débrouille avec les faibles instruments dont je dispose. Mes cellules sont soumises à un processus de détérioration qu’on nomme le vieillissement et...

— Ils sont tous à San Francisco. Ils s’entassent dans l’arrière-salle d’une taverne appelée la Fille de Dracula. Si je le sais, c’est peut-être parce que d’autres le savent ; nos cerveaux captent ces images, et sciemment ou non, ils les transmettent. Peut-être aussi qu’un seul d’entre nous propage la nouvelle. Je l’ignore. En tout cas, ces pensées, ces sensations, ces voix existent bel et bien. Elles circulent le long de chacun des fils de la toile. Certaines sont claires, d’autres brouillées. De temps à autre, l’avertissement couvre tous les autres messages. Danger. C’est comme si une chape tombait sur notre monde. Puis d’autres voix s’élèvent de nouveau.

— Et Lestat. Où est-il ?

— Ils ne l’aperçoivent que par éclairs. Personne n’est parvenu à repérer l’endroit où il se terre dans la journée. Il est trop malin pour ça. N’empêche qu’il les nargue. Il fonce dans sa Porsche noire à travers les rues de San Francisco. Peut-être ignore-t-il ce qui se passe.

— Explique-toi.

— Le don de télépathie est à double tranchant. Écouter les pensées des autres suppose souvent qu’on puisse lire dans vos propres pensées. Lestat se cache. Il a peut-être coupé tout contact avec nous.

— Et les jumelles ? Les deux femmes du rêve, qui sont-elles ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Nous ne faisons pas tous ce rêve. Mais bon nombre d’entre nous ont entendu parler de ces jumelles, et tous semblent les craindre, et penser que Lestat d’une façon ou d’une autre est responsable de ce qui arrive.

— Un démon parmi les démons, se moqua Daniel.

Armand accueillit la boutade d’un petit hochement de tête las. Il sourit même.

Cette immobilité. Les moteurs qui ronronnaient.

— Tu comprends ce que je suis en train de te dire ? Notre espèce est partout menacée sauf à San Francisco.

— Là où est Lestat.

— Exactement. Mais l’exterminateur se déplace de manière imprévisible. Il ne semble pas avoir le pouvoir de détruire à distance. Sans doute attend-il le concert pour terminer son œuvre.

— Il ne peut rien contre toi. Il t’aurait déjà...

Le même éclat de rire moqueur. A peine audible. Un rire télépathique, peut-être.

— Ta confiance m’émeut comme à l’accoutumée, mais dans ce cas précis, c’est me faire trop d’honneur. Ce monstre est tout-puissant. Je ne peux pas me mouvoir à la vitesse du son. Tâche de comprendre ma décision. Nous allons rejoindre Lestat parce que nous n’avons aucun autre endroit où nous réfugier. Des vampires isolés ont été débusqués dans leurs cachettes et réduits en cendres...

— Et aussi parce que tu veux retrouver Lestat.

Pas de réponse.

— Avoue que tu crèves d’envie de le voir. Que tu veux être là-bas au cas où il aurait besoin de toi. Si une bataille éclatait...

Toujours pas de réponse.

— Sans compter que si Lestat est à l’origine de ce massacre, il doit pouvoir l’arrêter.

Armand s’obstinait dans son silence. Il avait l’air hésitant.

— C’est plus simple que ça, finit-il par dire. Je dois y aller.

L’avion semblait flotter sur une écume sonore. D’un regard somnolent, Daniel fixa au plafond une tache de lumière qui se déplaçait.

Voir Lestat enfin. Il songea à la vieille maison de La Nouvelle-Orléans. A la montre en or qu’il avait ramassée sur le tapis poussiéreux. Et maintenant l’histoire repartait à zéro, elle se répétait à San Francisco, avec Lestat cette fois. Seigneur, si seulement il avait pu boire ce bourbon. Pourquoi Armand refusait-il de lui en donner ? Il était si faible. Ils iraient au concert, ils y rencontreraient Lestat...

Mais le sentiment de terreur revint, plus intense, cette terreur que lui inspiraient les rêves.

— Ne me laisse pas rêver de ces femmes, murmura-t-il soudain.

Il crut entendre Armand le rassurer.

Tout à coup, une ombre s’étendit sur lui. Le ventre de la baleine lui parut rétrécir à la dimension du halo qui entourait Armand, maintenant debout à son chevet.

— Regarde-moi, mon aimé, murmura une voix.

L’obscurité. Puis les hautes grilles en fer forgé s’ouvrirent et la lune entra à flots dans le jardin. Quel était cet endroit ?

Ce ne pouvait être que l’Italie, avec cet air tiède qui vous enveloppait et la pleine lune qui brillait sur le vaste paysage planté d’arbres et de fleurs, et tout là-bas, à la lisière de l’ancienne Pompéi, la villa des Mystères.

— Comment sommes-nous arrivés ici ?

Il se tourna vers Armand qui se tenait à ses côtés, vêtu d’étranges vêtements d’une autre époque. Hébété, il fixa un instant son compagnon, la tunique de velours noir, les cuissardes, la longue chevelure auburn.

— Nous n’y sommes pas vraiment, tu le sais bien, dit Armand.

Il se retourna et s’enfonça dans le jardin en direction de la villa. On entendait à peine ses talons résonner sur les dalles grises usées par le temps.

Mais si, tout cela était bien réel ! Il suffisait de regarder les vieux murs de brique, les massifs de fleurs, et le chemin avec la trace humide des pas d’Armand. Et les étoiles au-dessus de sa tête, les étoiles ! Il arracha d’un citronnier une feuille odorante.

Armand revint vers lui et lui prit le bras. L’odeur de la terre fraîchement retournée montait des parterres. Ah, comme j’aimerais mourir ici !

— Oui, dit Armand. Et c’est ici que tu mourras. Ce que je vais faire, je ne l’ai jamais fait auparavant. Je n’ai cessé de te le répéter, mais tu ne voulais pas me croire. Pourtant, Lestat l’a écrit dans son livre. Je ne l’ai jamais fait. Tu me crois ?

— Bien sûr. Tu as tout expliqué, le serment que tu as prononcé, tout le reste. Mais, Armand, cette promesse, à qui l’as-tu faite ?

Éclat de rire.

Leurs voix résonnaient à travers le jardin. Comme ces roses, ces chrysanthèmes étaient énormes. Et la villa des Mystères était illuminée. Était-ce de la musique qu’on entendait ? La ruine étincelait sous le bleu incandescent du ciel nocturne.

— Ainsi tu veux que je rompe mon serment, tu t’acharnes à obtenir ce que tu t’imagines désirer. Mais contemple bien ce jardin, parce qu’une fois la métamorphose accomplie, tu ne liras plus jamais dans mes pensées, tu n’intercepteras plus jamais mes visions. Un voile de silence tombera entre nous.

— Mais nous serons frères, non ? demanda Daniel.

Armand se tenait si près de lui que leurs visages se frôlaient. Tout autour d’eux, des fleurs, de grands dahlias jaunes assoupis, de lourds glaïeuls blancs au parfum pénétrant. Ils s’étaient arrêtés sous un arbre mort où grimpait une glycine sauvage. Les grappes délicates frissonnaient, les longues lianes s’entremêlaient, aussi blanches que des os. Et là-bas, la villa bruissait de voix. On aurait dit que des gens chantaient.

— Où sommes-nous vraiment ? interrogea Daniel. Réponds-moi !

— Ce n’est qu’un rêve, je te le répète. Si tu tiens à nommer ce lieu, appelons-le la porte de la vie et de la mort. Je t’en ferai franchir le seuil. Pourquoi ? Parce que je suis lâche. Et que je t’aime trop pour te perdre.

Quelle joie éprouvait Daniel, quel délicieux sentiment de triomphe ! Le moment était enfin arrivé. Il n’était plus entraîné dans la chute terrifiante du temps. Il n’était plus l’un de ces millions d’êtres anonymes qui dormiraient dans cette terre spongieuse et odorante, sous les fleurs fanées, sans plus rien savoir, à jamais aveugles.

— Je ne te promets rien. Comment le pourrais-je ? Je t’ai prévenu de ce qui nous attend.

— Ça m’est égal, du moment que je suis avec toi.

Armand avait les yeux rougis, fatigués. Il était habillé avec recherche, mais ses vêtements étaient poussiéreux – comme ceux d’un fantôme. Les esprits apparaissaient-ils toujours ainsi quand ils renonçaient à feindre ?

— Ne pleure pas ! Tu n’en as pas le droit, dit Daniel. Comment peux-tu pleurer alors que je renais à une autre existence ? Ne sais-tu pas ce que ça signifie ? Est-il possible que tu l’aies toujours ignoré ?

Il s’interrompit soudain pour contempler le paysage enchanté, la villa au loin, les collines ondoyantes tout autour. Puis il renversa la tête en arrière et regarda la voûte céleste.

On aurait cru que le ciel s’élevait à l’infini, scintillant de tant d’étoiles qu’il était impossible de distinguer les constellations. Plus de trame. Plus d’ordre. Seulement la sublime victoire de l’énergie et de la matière. C’est alors qu’il aperçut les Pléiades – les étoiles préférées des malheureuses jumelles dans le rêve – et il sourit. Les deux femmes lui apparurent, heureuses, au sommet d’une montagne, et il fut rempli de joie.

— Tu n’as qu’un mot à dire, mon amour, reprit Armand, et je le ferai. Nous nous abîmerons en enfer ensemble, finalement.

— Mais ne comprends-tu donc pas que toutes les décisions des humains sont aussi hasardeuses ? T’imagines-tu que la mère connaît le sort de l’enfant qu’elle porte dans son sein ? Ah, nous sommes condamnés, condamnés, je t’assure. Si tu me fais ce don, qu’importe que ce soit un crime. Il n’y a pas de crime. Il n’y a que le désespoir, et je l’accepte. Je veux l’immortalité, je veux vivre éternellement avec toi.

Il ouvrit les yeux. Le plafond de la cabine de l’avion, la lumière blonde, et tout autour, le jardin, les senteurs, les fleurs ployant sous le poids de leurs corolles.

Ils se tenaient sous l’arbre mort où s’enroulait la glycine. Et les grappes violettes lui caressaient le visage de leurs fleurs délicates, lisses comme de la cire. Quelque chose lui revint à l’esprit, quelque chose qu’il avait jadis appris, que dans certaines langues anciennes le même mot désignait les fleurs et le sang. Il sentit soudain les dents s’enfoncer dans son cou.

Son cœur fut comme happé dans un formidable étau ! La douleur était intolérable. Cependant, par-dessus l’épaule d’Armand, il voyait la nuit glisser lentement vers eux, les étoiles se dilater et devenir aussi grandes que les fleurs du jardin emperlées de rosée. Mais oui, tous deux s’élevaient dans le ciel !

Une fraction de seconde, il aperçut le vampire Lestat qui fendait la nuit au volant de sa longue voiture noire. Il avait l’air d’un lion, avec sa crinière qui flottait au vent, son regard fou et ardent. Il tourna la tête, observa Daniel et éclata d’un rire velouté.

Louis était là, lui aussi. Debout devant une fenêtre, dans l’appartement de la rue Divisadero, il l’attendait. « Oui, rejoins-nous, Daniel, puisque le destin en a décidé ainsi. »

Mais ils n’étaient pas au courant des phalanstères brûlés ! Ils ne savaient rien des jumelles ! Du cri qui avertissait d’un danger !

En fait, ils se trouvaient tous dans une pièce bondée, à l’intérieur de la villa, et Louis, vêtu d’une redingote, était accoudé à la cheminée. Tout le monde était présent ! Même les jumelles !

— Dieu merci, tu es venu, dit Daniel. (Il embrassa Louis sur les deux joues.) Regarde, ma peau est aussi pâle que la tienne !

Tout à coup, il poussa un cri, tandis que l’étau se desserrait, et l’air emplit ses poumons. Il était dans le jardin de nouveau. L’herbe l’environnait. Les fleurs lui paraissaient gigantesques. Ne me laissez pas ici, pas ici, contre la terre.

— Bois, Daniel.

Le prêtre prononça les mots liturgiques en versant entre ses lèvres le vin de l’eucharistie. Les jumelles saisirent les plats rituels – le cœur, le cerveau.

— Ceci est le cerveau et le cœur de notre mère que nous dévorons avec tout le respect dû à ses mânes...

— Donnez-le-moi, à la fin !

Il fit tomber le calice sur le dallage de marbre de l’église, il était si maladroit, mais, Seigneur, il avait tant envie de ce sang !

Il se redressa, serra Armand contre lui et but son sang à longs traits. Ils avaient tous les deux basculé dans le doux parterre de fleurs. Ses lèvres étaient refermées sur la gorge de son compagnon, source intarissable.

— Pénètre dans la villa des Mystères, chuchota Louis en lui effleurant l’épaule. Nous t’attendons.

Les jumelles enlacées se caressaient l’une l’autre leurs longues chevelures flamboyantes.

Les gamins hurlaient à l’extérieur du bâtiment parce qu’on ne vendait plus de tickets pour le concert. Ils allaient camper dans le parking jusqu’à demain soir.

— Avons-nous des places ? s’inquiéta-t-il. Armand, les tickets !

Danger. Un désert de glace. Le cri vient de quelqu’un emprisonné sous la glace.

Quelque chose le frappa. Un coup violent. Il planait maintenant.

— Dors, mon bien-aimé.

— Je veux retourner dans le jardin, dans la villa.

Il essaya d’ouvrir les yeux. Une douleur au ventre le tenaillait. Une douleur étrange, sourde, lointaine.

— Tu sais qu’il est enseveli sous la glace ?

— Dors, répéta Armand en le couvrant d’un plaid moelleux. Et à ton réveil, tu seras semblable à moi. Un mort vivant.

 

San Francisco. Avant même d’ouvrir les yeux, il sut qu’il était dans cette ville. Et il avait fait un rêve horrible, il était content de s’en évader – suffoqué, aveuglé, il était emporté sur une mer déchaînée ! Mais le rêve s’estompait. Un rêve sans image, seulement le fracas de l’eau, son étreinte glacée. Un rêve terrifiant. Il était une femme dans ce rêve, désarmée, sans langue pour crier.

Qu’il se réveille vite !

Ce souffle hivernal sur son visage, cette fraîcheur blanche qu’il pouvait presque goûter. Oui, bien sûr, il était à San Francisco. Le froid l’enserrait comme un vêtement trop étroit, et pourtant, à l’intérieur, il éprouvait une délicieuse chaleur.

Immortel. Pour toujours.

Il ouvrit les paupières. C’était Armand qui l’avait installé dans cette pièce. A travers l’obscurité visqueuse de son cauchemar, il l’avait entendu qui lui disait de rester là, qu’il y serait en sécurité.

Là.

Les portes-fenêtres étaient ouvertes. Une chambre fastueuse, regorgeant de meubles, l’un de ces décors splendides qu’Armand avait le talent de découvrir, qu’il appréciait tant.

Il contempla les rideaux de dentelle que le vent rabattait à l’intérieur de la pièce, le motif de plumes blanches qui s’enroulait et luisait sur le tapis d’Aubusson. Il se leva péniblement et sortit sur la terrasse.

Un entrelacs de branches dissimulait le ciel miroitant d’humidité. Le feuillage raide d’un cyprès. Au loin, à travers les branchages, l’arche embrasée du Golden Gâte se découpait sur l’obscurité veloutée. Telle une épaisse fumée blanche, le brouillard glissait le long des tours immenses. Par vagues, il essayait d’engloutir les pylônes, les câbles, puis disparaissait comme si le pont lui-même avec son flot de voitures scintillantes l’avait fait s’évaporer.

Quelle splendeur que ce spectacle ! Et le contour sombre des collines lointaines sous leur chaud manteau de lumières. Chacun des détails l’émerveillait – les toits mouillés qui cascadaient jusqu’au bas de la ville, les branches noueuses qui se dressaient devant lui. Comme une peau d’éléphant, cette écorce, ce tissu vivant.

Immortel... pour toujours.

Il se passa les mains dans les cheveux et un léger frisson le parcourut. Il pouvait sentir l’empreinte de ses doigts sur son cuir chevelu après qu’il les eut retirés. Le vent le cinglait délicieusement. La mémoire lui revint et il fit un geste vers sa bouche. Oui, ses crocs étaient admirablement longs et pointus.

Quelqu’un lui frôla l’épaule. Il se retourna si brusquement qu’il faillit perdre l’équilibre. Tout était si étonnamment différent ! Il se maîtrisa, mais à la vue d’Armand, il eut envie de pleurer. Les yeux bruns de son ami brillaient d’émotion dans l’ombre. Et son expression était si tendre. Il tendit la main et effleura les paupières d’Armand. Il brûlait de caresser les fines stries de ses lèvres. Mais Armand l’embrassa, et il se mit à trembler. Le contact de cette bouche, si fraîche et soyeuse. Un baiser de l’esprit, la pureté foudroyante d’une pensée !

— Rentrons, mon novice, dit Armand. Il ne nous reste plus qu’une heure.

— Et les autres.

Armand avait découvert quelque chose de très important. Qu’était-ce ? L’horreur s’abattait sur eux, les phalanstères étaient réduits en cendres. Pourtant, en cet instant, rien ne semblait plus important que cette chaleur à l’intérieur de son corps, que cette sensation de picotement quand il bougeait ses membres.

— Ils prospèrent, ils conspirent, répondit Armand.

Parlait-il tout haut ? Sans doute, cependant sa voix était si claire !

— Ce massacre les terrifie, mais San Francisco est indemne. Certains disent que Lestat a déclenché le carnage pour les attirer tous ici. D’autres pensent que c’est l’œuvre de Marius ou même des jumelles. Ou encore de Ceux qu’il Faut Garder qui usent de leurs pouvoirs illimités depuis leur mausolée.

Les jumelles ! Les ténèbres du rêve l’enserrèrent de nouveau. Un corps de femme, la langue arrachée, la terreur retomba sur lui. Ah, plus rien ne pouvait l’atteindre, maintenant. Plus rien. Ni rêves, ni complots. Il était l’enfant d’Armand.

— Tout ceci peut attendre, dit Armand avec douceur. Suis-moi et obéis. Nous devons terminer ce qui a été commencé.

— Terminer ?

Tout était déjà terminé. Sa renaissance avait eu lieu.

Armand le guida à l’intérieur. Les reflets du lit de cuivre dans le noir, d’un vase de porcelaine décoré d’une multitude de dragons dorés. Du piano à queue avec son clavier comme un sourire. Oui, effleure-le, caresse les touches d’ivoire, les pompons de velours de l’abat-jour.

La musique, d’où venait cette musique ? Un solo de trompette, assourdi, mélancolique. Il s’arrêta, captivé par ce chant triste, dont les notes s’engrenaient lentement l’une dans l’autre. Il était incapable de bouger pour le moment. Il aurait voulu dire à Armand qu’il comprenait ce qui se passait, pourtant il ne pouvait que s’imprégner de chacun des accords déchirants.

Il essaya de remercier son compagnon pour cette musique, mais sa voix résonnait si étrangement – plus aiguë et cependant plus sonore. Même la texture de sa langue lui paraissait différente, et là-bas, dehors, ce brouillard, s’étonna-t-il, ce brouillard qui envahissait la terrasse, qui dévorait la nuit.

Armand savait ce qu’il ressentait. Il le dirigea à travers la pièce obscure.

— Je t’aime, dit Daniel.

— Tu en es certain ? répondit Armand, moqueur.

Ils étaient maintenant dans un long vestibule haut de plafond. Un escalier qui descendait dans le noir. Une rampe polie. Armand le fit avancer. Daniel aurait voulu examiner le tapis sous ses pieds, une longue suite de médaillons entrelacés de lis, mais Armand l’introduisit dans une pièce brillamment éclairée.

L’intensité de la lumière lui coupa le souffle. Le cuir des canapés et des fauteuils bas chatoyait. Et ces tableaux sur les murs.

Les personnages semblaient prêts à bondir de leurs cadres, des créatures informes, à vrai dire d’énormes taches rouges et jaunes étalées en couche épaisse. Tout ce qui paraissait vivant l’était effectivement. C’était ainsi – il suffisait de peindre des êtres sans bras, nageant dans une couleur aveuglante, pour qu’ils soient condamnés à exister jusqu’à la fin des temps. Pouvaient-ils vous voir avec ces myriades d’yeux minuscules ? Ou, accrochés au mur par un morceau de fil de fer entortillé, ne percevaient-ils que le ciel et l’enfer de leurs propres royaumes éclatants ?

Rien que d’y penser, d’entendre la plainte gutturale de la trompette, il aurait pu pleurer – et pourtant, il ne pleurait pas. La pièce exhalait une odeur forte, excitante. Seigneur, qu’était-ce ? Inexplicablement, son corps se raidit. Puis, soudain, il eut conscience qu’il fixait une adolescente.

Assise sur une petite chaise dorée, les chevilles croisées, son épaisse tignasse brune encadrant son visage pâle, elle l’observait elle aussi. Ses vêtements étaient sales et trop légers pour la saison. Une jeune fugueuse en jeans déchirés et chemise poussiéreuse. Quel tableau ravissant ! Tout était adorable chez elle, son petit nez criblé de taches de rousseur et jusqu’au sac à dos maculé de graisse posé à ses pieds. La délicatesse de ses bras, la finesse de ses jambes ! Et ses yeux, ses yeux marron ! Il rit doucement, mais c’était un rire sans gaieté, un rire fou. Sinistre. Il se rendit compte qu’il tenait le visage de la fille entre ses mains et qu’elle plongeait son regard dans le sien, souriante, ses bonnes joues toutes roses.

L’odeur du sang, voilà ce qu’il avait senti ! Les doigts lui brûlaient. Il pouvait même distinguer les veines sous sa peau ! Et le battement de son cœur, il l’entendait. De plus en plus fort. Un bruit... mouillé. Il recula.

— Bon dieu, fais-la sortir ! cria-t-il.

— Prends-la, murmura Armand. Tout de suite.

 

La Reine des Damnés
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